dimanche 11 octobre 2009

La légende des deux frères de Ribeaupierre

Châteaux Saint-Ulrich et Grisberg - Ribeauvillé (68)



La légende que je vous présente aujourd’hui possède d’importantes variations selon les sources. Ne voulant ni faire deux pages différentes, ni me perdre en longues explications des variantes, je vous propose deux versions différentes de cette même légende.

La première version écrite d’après le texte de Gabriel Gravier. La seconde est basée sur différents textes glanés à différents endroits (cf. bibliographie). La troisième est mise à part, à la fin des variantes ,et provient de la Revue d'Alsace de 1853.



La légende :


Une première version :


A l’époque où les châteaux de Ribeauvillé étaient encore parés de tous leurs atours, vivaient deux frères dans deux des trois castels. Léon résidait dans la forteresse de Saint-Ulrich, tandis que Jean était sur l’éperon du Girsberg. Tout deux s’adoraient et passaient le plus clair de leur temps ensemble, et de préférence à la chasse, activité qu’ils aimaient avec passion.


Un jour, ils ouïrent qu’un ours avait été vu dans la vallée de Sainte-Marie, et bien sûr ils décidèrent immédiatement d’aller le chasser dès le lendemain. Selon leur habitude, le premier réveillé avertirait le second en tirant une flèche dans l’auvent de la fenêtre de son frère. L’opération était facile, les deux châteaux se trouvant à peu de distance, de part et d’autre d’un profond ravin.



Les deux châteaux


Dès le levé du jour, Léon s’éveille et prend son arbalète pour avertir son frère. Il vise l’auvent de la fenêtre du Girsberg où se trouve Jean. Malheureusement celui-ci a choisi le même moment pour faire de même. Au moment où Jean ouvre sa fenêtre, il tombe, mort, un carreau en plein cœur.


Depuis ce jour, quand le vent souffle sur les hauteurs de Ribeauvillé, le promeneur peut entendre se superposant aux bruits du vent, le sifflement du carreau de l’arbalète, les pleurs du meurtrier et les cris de la chasse infernale qui le poursuit inlassablement.



Une seconde version :


Les deux frères et seigneurs des châteaux de Saint-Ulrich et de Girsberg, eurent un jour une violente dispute. Le plus jeune frère voulut épouser la fille d’un ménétrier, mais son aîné s’opposa à l’union qu’il considéra comme une mésalliance inacceptable. S’en suivit une querelle et une gifle. Le cadet, victime de l’affront se contenta de lui répondre que la justice divine saura réparer cet affront. On ne sait si la fille du ménétrier fut finalement épousée, mais il est certain que les deux frères finirent par se réconcilier sincèrement.


La vie reprit donc son cours habituel et les châtelains recommencèrent à se réveiller l’un l’autre selon leur habitude. Celle-ci consistait, pour le premier éveillé, à tirer une flèche dans le volet de celui qui était encore endormi. Mais un jour funeste, le cadet lança son trait au moment précis où son frère ouvrit le volet. Et c’est d’une flèche dans le cœur, que la justice divine vengea la gifle.




Le jeune homme fratricide, inconsolable, disparut dans la vaste forêt et, chaque année, en octobre, à l’occasion de l’anniversaire de ce triste accident, une chasse fantastique parcourait les montagnes.


Bien des années après l’accident, un vieux ménétrier, descendant de la jeune femme, objet de la dispute entre les frères, composa une prière à Notre Dame de Dusenbach. Au moment même où il termina sa prière, accompagné de son violon, la Vierge mit fin à la chasse fantastique, et l’on put entendre les deux frères s’appeler d’une voix douce et tendre.



La Vierge de Dusenbach. Source : Wikipédia.



Les variantes :


Il existe énormément de variantes de cette légende très populaire. Les versions que vous pourrez lire ou entendre se situent souvent quelque part entre les deux versions que je vous ai donné, mêlant parfois les éléments des deux récits. Toutefois on peut trouver encore d’autres variantes importantes de ce thème, quoique à priori moins populaires.


En ce qui concerne le premier texte ; il arrive que les deux frères meurent en même temps au cours de la chasse à l’ours qui aura finalement lieu. Chacun tirant en même temps sur la bête mais ne réussissant qu’à s’entretuer. Mais il arrive que les deux frères s’entretuent depuis leur fenêtre.


Pour ce qui est du second texte, les deux frères ne sont par toujours réconciliés lors de l’accident. Accident se passant alors le lendemain de l’affront.


Dans les versions sans résolution par la prière du ménétrier, on peut parfois encore voir le fantôme du frère fratricide, roder autour du château.






Enfin, se distinguant des autres, je vous cite cette troisième version.


Enfin un vieux texte conte que le châtelain de Rappolstein (Saint-Ulrich) attaqué par ses vassaux de Ribeauvillé, fut lâchement trahi par ses deux fils Wilpolt et Ortollf, et bravement défendu par un chevalier nommé Eginolff. La malédiction paternelle porta malheur à Wilpolt et à Ortollf. L’un deux tue son frère dans une partie de chasse, puis, accablé de remords, va se faire tuer à la croisade. Gertrude, restée seule héritière des domaines du Rappolstein, épouse bien vite le noble Eginolff, qui devient ainsi la tige de la nouvelle race des Ribeaupierre.



Le blason des Ribeaupierre, en haut à gauche



La réalité :


La légende peut-elle avoir un fond de réalité ? Nous allons essayer de suivre l’évolution de la famille des Ribeaupierre qui occupèrent les deux châteaux cités. Le lecteur pressé pourra aller directement au troisième paragraphe. A noter l’existence d’un troisième château sur cette même montagne, le Haut-Ribeaupierre, dont je ne parlerais pas ici.



Les Ribeaupierre dans le château de Saint-Ulrich :


Connu dans les textes anciens sous le nom de Rapoldenstein (c'est-à-dire Ribeaupierre), le château, au XIème siècle est une possession impériale que garde les Ribeaupierre et qui permet une vaste surveillance. En 1084, l’empereur Henri IV, cède la propriété du château à l’évêque de Baal, mais les Ribeaupierre restent dans la place. En 1114 suite à un échange l’empire récupère le château qui possède une position hautement stratégique. Le castel va grandir progressivement et les Ribeaupierre guerroyer à droite et à gauche. En 1288, la famille se livre à des querelles intestines. A la mort de son père, Anselme II refuse de partager les seigneuries d’Ulrich III avec son frère Henri II, et met frère et neveu dehors. S’en suit une réprimande royale de la part du roi Rodolphe, puis, c’est la guerre. Le château est assiégé, quelques coups fourrés échangés, mais finalement un accord de paix sera signé.

Après un nouveau conflit, Anselme sera emprisonné et ses possession partagées. Pour ce qui est des châteaux de Ribeauvillé, Saint-Ulrich et le futur Girsberg reviennent à Henri, alors que Anselme, libéré, retrouve l’Altenkastel (Haut-Ribeaupierre).





Par la suite, le jeu des héritages fait que Ulric et Brunon, deux frères, possèdent chacun un des deux châteaux de la légende. Et vers 1373, lorsque Ulric décède, Brunon hérite du second château. Mais du fait d’une dette d’Ulric, le Grand Ribeaupierre devient la possession du comte de Sarrewerden. Evidemment la tension est forte entre les deux voisins au point que les deux seigneurs doivent signer un traité de non-agression en 1386. Suite au décès du comte et après bien des tractations le château revient à Maximin de Ribeaupierre en 1400.


Les années passent et le château de Grand Ribeauvillé devient en 1477, Saint-Ulrich, suite à la consécration d’une chapelle en 1435. Les lieux deviennent une destination de pèlerinage plus qu’un lieu stratégique et l’appellation du château s’adapte donc. A la fin du XVème, les Ribeaupierre abandonne le château pour une demeure plus adaptée en bordure de la ville de Ribeauvillé, ne laissant sur les hauteurs que quelques hommes. Après la guerre de 30 ans, les lieux sont définitivement abandonnés et commenceront à tomber en ruines.






Les Ribeaupierre dans le château de Girsberg :


Postérieur à Saint-Ulrich, le château de Girsberg est une construction de la famille des Ribeaupierre. On peut imaginer qu’il put être destiné à accueillir une branche de la famille. On le connaîtra d’abord sous le nom de « der Stein » (la Pierre). Il faut dire que ce château est un véritable nid d’aigle perché sur sa roche. Toujours difficile à dater, le château est cité dans un texte en 1288, mais il aurait pu être bâti à partir de 1240.




Mais si il prit le nom de Girsberg, c’est qu’il finit par changer de main pour atterrir dans celles de la famille du même nom, par un processus complexe de conquêtes et d’échanges. C’est ainsi qu’en 1304 (1316 pour que ce soit complètement officiel) que les Girsberg succèdent aux Ribeaupierre dans les murs de « der Stein ». Evidemment des conflits éclateront entre les deux familles qui possèdent des châteaux si proches, et ce sans compter le Haut-Ribeaupierre au sommet de la montagne.

Toutefois les Ribeaupierre restent les suzerains des Girsberg et gardent donc un droit sur le château.


La famille de Girsberg, s’éteint en 1422 avec son dernier représentant, Jean-Guillaume de Girsberg. Celui-ci perd la vie lors du siège de son château par Maximin (dit Smassmann) de Ribeaupierre. Les Ribeaupierre reprennent alors le château et y installe un bailli. Mais peu à peu le château sera abandonné.





Une influence historique dans la légende ?


L’amorce de la légende des deux frères de Ribeaupierre peut-elle être vraie ou a-t-elle pu être inspirée par d’autres faits ? A défaut de pouvoir fournir une réponse, je vais proposer quelques pistes.


Notons tout d’abord que les deux châteaux sont à peine à 150 mètres l’un de l’autre et que d’autre part les deux châteaux furent occupés simultanément sur de nombreuses années. C’est d’ailleurs étonnant de voir ces deux, et même trois châteaux, les uns à cotés des autres sur cette même montagne. Donc en pratique rien n’empêche de tirer de l’un des châteaux, sur l’autre.


La légende nous parle des deux frères de Ribeaupierre. Si nous la prenons au pied de la lettre, il faut commencer par voir quand cette même famille posséda les deux châteaux en même temps. Selon la chronologie simpliste des deux châteaux, on peut considérer que les Ribeaupierre habitent les deux châteaux de quelque part entre les années de 1240 à 1288 et 1304, et entre 1422 et la fin du XVème siècle. La légende devrait donc trouver sa source, si source il y a, dans ces périodes. C’est toutefois un peu moins simple car les Ribeaupierre gardent des droits sur le Girsberg, ce qui bouleverse un peu cette chronologie.





Nous avons vu qu’au cours de ces périodes il y eut des querelles familiales.

En 1288, Anselme chasse Henri qui fait appel au roi pour assiéger le château. Mais le conflit trouvant une solution diplomatique ce n’est pas la situation idéale pour notre légende. De plus Anselme possède alors les deux châteaux.

Quelques temps plus tard nous retrouvons la même situation. Là encore la situation se règle sans décès chez les deux frères. Nous sommes donc encore loin de la légende.


Le décès d’Ulric, frère de Brunon, chacun possédant un de deux château, et obligeant le survivant à céder le Grand Ribeaupierre au comte de Sarrewerden, fait partie des pistes possible pour la légende. Quelle fut la cause du décès d’Ulrich ? Je n’ai pu en trouver nulles traces. Un accident de chasse aurait fort bien pu inspirer la légende, d’autant que dans l’opération, les Ribeaupierre perdirent leur plus beau château. Il faut dire que le Grand-Ribeaupierre était la garanti d’un prêt de 12 000 florins contracté par Ulrich à son gendre, le comte Henri de Sarrewerden. Le seigneur de Ribeaupierre décédé, le castel vint payer la dette.





La dernière piste que j’envisagerais, quitte les traces de la légende puisque nous abandonnons le fratricide. En 1422, Maximin de Ribeaupierre assiège le Girsberg, alors possession de Jean-Guillaume de Girsberg. Dans notre légende nous avons utilisé les prénoms de Léon et de Jean, mais Gabriel Gravier nous signale l’utilisation de deux autres prénoms étant respectivement Max et Georges. De Maximin à Max et de Jean-Guillaume à Jean, il n’y a qu’un pas qu’il est trop tentant de franchir. Tout comme pour Ulrich, je ne sais comment est mort Jean-Guillaume, mais mourir transpercé d’une flèche lors d’un siège nous amène une solution assez « séduisante ». Évidemment nous ne savons pas trop d’où viennent les prénoms de la légende et ceux-ci sont peut-être bien postérieur au récit et ajoutés pour coller justement à cet événement.

L'article de Wikipédia sur les Ribeaupierre relate cette légende et l'attribut à Maximin sans réserve ainsi qu'à Nemrod, son frère. Aurait-il installé son frère dans le château de Girsberg après en avoir délogé le seigneur des lieux ? Ce n'est pas impossible.


Mais si finalement c’était la troisième version de la légende qui correspondait à une version à peu près réel et que la vox populi aurait peu à peu déformé pour en faire une des deux premières …





Et pour finir….


Certaines versions font intervenir des ménétriers qui ont finalement le beau rôle. Rien d’étonnant à cela…. Mais cela vous le comprendrez dans une prochaine légende. Les ménétriers sont très liés à cette ville et il est possible que ce soit eux même qui aient modifié la légende.


Auguste Stoeber voit dans la version des deux frères s’entretuant en chassant l’Ours, une analogie avec les géants Otos et Ephialtès de la mythologie grecque. Je le signale mais en insistant sur le fait que cette variante de la légende n’est pas du tout celle qui est arrivée jusqu’à nous.


Et cette fameuse prière à la Vierge de Dusenbach ? Peut être une christianisation tardive de la légende ? Car l’église pouvait-elle ne pas y ajouter son petit grain de sel et faire un peu de publicité pour ce lieu de pèlerinage tout proche ?



Dusenbach


Plan :


Voici le plan pour vous rendre aux deux châteaux. Une des nombreuses options possible consiste à se garer Grand Rue sur la petite place, puis à monter à pied en suivant le fléchage. Attention, ça grimpe.



Légendes thématiquement proches :




Légende géographiquement proches :





Bibliographie :


Légendes d’Alsace. Gabriel Gravier. Tome III. Pages 38-40. Une source toujours aussi indispensable et exhaustive.


Le folklore de la France. Paul Sébillot. Tome 4. Page 186.


Guémar, Ober-Bergheim, Ribeauvillé et leurs châteaux. La revue d’Alsace. 1853. Volume 4. Pages 65-66.


Ribeaupierre. Wikipédia. http://fr.wikipedia.org/wiki/Ribeaupierre


Site officiel de Ribeauvillé. http://www.ribeauville.net/client/1-article-3365~Les-l%C3%A9gendes-des-Ch%C3%A2teaux


Le fabuleux monde des châteaux fort. http://pagesperso-orange.fr/chateaux.fort.67/Chateaux/St-Ulrich/St-Ulrich.htm et http://pagesperso-orange.fr/chateaux.fort.67/Chateaux/Girsberg/Girsberg.htm Fabuleux site qui fut une mine de renseignements.


Château de Saint-Ulrich. Wikipédia. http://fr.wikipedia.org/wiki/Ch%C3%A2teau_de_Saint-Ulrich


Kastel elsass : http://kastel.elsass.free.fr


Divers sites Internet contant des versions actuelles de la légende, dont :

Envie d’ailleurs : http://enviedailleurs.forumpro.fr/contes-et-legendes-f78/autour-de-ribeauville-t3162.htm

A travers les forêts et montagnes des Vosges : http://www.vosges-rando.net/RR/RRRibeauville/ERibeauville.htm

Histoire des châteaux alsaciens : http://chateauxalsaciens.free.fr/Carte%208/2-Girsberg.htm


4 commentaires:

essai blog a dit…

Bonjour,
Ah ! les légendes sur l'Alsace.
J'ai quelques bouquins à la maison traitant du sujet.

En tout cas, j'ai eu beaucoup de plaisir à (re) découvrir celle-ci. Bravo aussi pour les images se rapportant à l'histoire. Je trouve que cela apporte indéniablement un plus à l'ensemble. Et permet de ce fait, une plus grande immersion dans votre récit.

Il existe une légende avec le château du Nideck, mais je ne me rappelle plus trop de quoi elle parle. Hugues le loup peut être ?

Bonne journée
A.D.O.

Therion a dit…

Merci beaucoup pour les compliments.

Si ma mémoire ne me trompe pas trop, Hugues le loup est un roman qui met en scène de Comte Nideck. Une histoire de lycanthropie, je crois. Ce n'est toutefois pas une légende, sauf erreur de ma part.

Pour ce qui est des légendes de ces lieux grandiose, j'en ai lu quelques unes.

Il existe la célèbre légende de la fille du géant du Nideck, qui trouve d'étranges jouets, qui s'avèrent être des paysans travaillant la terre.

Une légende porte aussi sur la cascade du Nideck où une jeune fille qui pour prouver son amour au seigneur de Wangenbourg qui l'avait enlevé, et qu'elle finit par l'aimer, se noya dans la cascade dont il lui avait demander de ramener l'eau.

Il y a bien d'autres légendes autour de la cascade et du château. Je me ferais une joie de vous en raconter quelques unes à l'occasion.

essai blog a dit…

Avec plaisir.
A.D.O.

PS : Je descends à Kaisersberg et à Colmar fin Décembre. Si vous avez éventuellement besoin de quelques photos ?
Bonne soirée.

Therion a dit…

C'est très gentil, mais j'aime passer moi même sur les lieux des légendes, histoire "d'humer" l'air. Toutefois si un jour j'ai raté un lieu, et que je ne compte pas repasser par là rapidement, je me permettrai de lancer un appel aux possesseurs de photo :)